François-Marie Luzel (1821-1895), connu sous son nom breton Fañch an Uhel, est une figure majeure du patrimoine culturel breton, un folkloriste visionnaire et un poète dont l’œuvre a préservé la richesse de la littérature orale de Bretagne. Né le 6 juin 1821 au manoir de Keramborn, à Plouaret, dans une famille de paysans aisés du Trégor, Luzel a grandi dans un environnement rural imprégné des traditions orales bretonnes. Son enfance, marquée par les veillées où contes, chansons et légendes étaient partagés, a forgé son amour pour la culture populaire bretonne. Grâce à son oncle, Jean-Marie Le Hüerou, historien et collecteur de chants, il accède au Collège Royal de Rennes, où il côtoie des figures comme Arthur de La Borderie. Cette formation intellectuelle, combinée à son ancrage dans le terroir trégorrois, a fait de Luzel un passeur inestimable de la mémoire bretonne, dont l’héritage reste aujourd’hui une référence incontournable.
Manoir de Keramborn
Luzel s’est distingué par son travail titanesque de collecte de la littérature orale, un domaine où il fut pionnier en France. Dès 1845, il obtient une bourse du ministère de l’Instruction publique pour recueillir chants et manuscrits bretons, une mission qu’il poursuit avec une rigueur scientifique rare pour l’époque. Ses œuvres majeures, Gwerziou Breiz-Izel (1868-1874) et Soniou (1890), constituent un corpus monumental de complaintes et chansons populaires, transcrites avec une fidélité remarquable aux versions orales. Contrairement à d’autres collecteurs, Luzel privilégiait l’authenticité brute, refusant de polir ou d’embellir les textes pour les rendre plus « présentables ». Ses Contes populaires de Basse-Bretagne (1887) et Légendes chrétiennes de Basse-Bretagne (1881) témoignent de son intérêt pour les récits merveilleux et les traditions religieuses, capturés auprès de conteurs et conteuses comme Marguerite Philippe ou Barbe Tassel. Son approche, presque ethnographique, a permis de préserver des récits qui auraient autrement disparu avec l’érosion des traditions orales au XIXe siècle.
Au-delà de son rôle de collecteur, Luzel était un homme aux multiples facettes : poète, journaliste pro-républicain à L’Avenir de Morlaix (1874-1880), juge de paix à Daoulas, et conservateur des Archives départementales du Finistère à Quimper à partir de 1881. Sa poésie, publiée dans Bepred Breizad (1865), s’inspire d’Auguste Brizeux et célèbre l’âme bretonne avec une sensibilité patriotique. En 1888, il milite auprès d’Ernest Renan pour que son disciple Anatole Le Braz enseigne le breton au lycée de Quimper, écrivant : « Je voudrais que dans toutes nos écoles primaires fréquentées par des Bretons bretonnants, une heure ou deux fussent consacrées à leur faire apprendre par cœur et chanter des chansons bretonnes et autres morceaux de poésie propres à leur inculquer des sentiments patriotiques » (Lettre à Ernest Renan, 1888). Cette démarche illustre son engagement pour la transmission de la langue et de la culture bretonnes, qu’il considérait comme « la langue nationale » de la Bretagne. En 1890, il est fait chevalier de la Légion d’honneur, une reconnaissance tardive de son apport à la culture française et bretonne.
Cependant, l’héritage de Luzel est entaché par sa participation à la « querelle du Barzaz-Breiz », où il s’est attaqué à Théodore Hersart de La Villemarqué, auteur du célèbre recueil Barzaz Breiz (1839). Lors du Congrès de l’Association bretonne à Saint-Brieuc en 1872, Luzel présente un texte, De l’authenticité des chants du Barzaz-Breiz (publié chez Guyon, 1872), accusant La Villemarqué d’avoir falsifié ou inventé des chants, notamment en s’inspirant du Lai du rossignol de Marie de France pour produire des textes prétendument médiévaux. Ces attaques, soutenues par des figures comme René-François Le Men et Henri Gaidoz, ont déclenché une controverse qui a duré plus d’un siècle. Luzel reprochait à La Villemarqué d’avoir embelli les textes collectés, les rendant plus littéraires et moins fidèles à la tradition orale, pour répondre à une vision romantique et celtisante de la Bretagne. Il dénonçait, par exemple, des ajouts druidiques ou des réécritures dans un breton plus « châtié » pour plaire aux élites parisiennes.

Théodore Hersart de La Villemarqué
Si Luzel avait raison de souligner le manque de transparence de La Villemarqué, qui refusait de montrer ses carnets d’enquête, ses critiques étaient parfois excessives et maladroites. En qualifiant le Barzaz Breiz de « faux historique », il a contribué à discréditer un ouvrage qui, malgré ses arrangements, reposait sur une collecte réelle, comme l’a démontré Donatien Laurent en 1989 en analysant les manuscrits de La Villemarqué. Ces carnets révélaient que, bien que remaniés, les chants étaient souvent basés sur des versions authentiques. Luzel lui-même, en 1869, avait collecté une version remarquable de la complainte de Skolan, présente dans le Barzaz Breiz, mais il choisit de ne pas la publier dans son second volume de Gwerziou (1874), probablement pour ne pas affaiblir sa thèse contre La Villemarqué. Cette omission suggère une certaine partialité, où Luzel privilégiait sa croisade pour l’authenticité au détriment d’une approche plus nuancée.
Les motivations idéologiques de Luzel dans cette querelle étaient profondément ancrées dans son républicanisme français et son rejet du romantisme légitimiste incarné par La Villemarqué. Ce dernier, issu d’une famille noble idéalisait la Bretagne comme un bastion immuable de traditions celtiques, conservatrices et catholiques. Luzel, républicain convaincu, s’opposait à cette vision. Sa correspondance avec Ernest Renan et sa participation à des cercles républicains, comme l’Almanak Breiz Izel (1872), montrent paradoxalement qu’il associait la défense de la langue bretonne à une lutte contre le centralisme français, mais sans le mysticisme celtique de La Villemarqué. Pour Luzel, la Bretagne devait être célébrée dans sa réalité populaire, sans artifices aristocratiques ou mythologiques. Cette posture l’a conduit à rejeter en bloc le travail de La Villemarqué.
Luzel s’est égaré en transformant une critique de détail en une attaque personnelle fondamentale, exacerbée par le contexte idéologique de l’époque, où loyalistes républicains et monarchistes s’affrontaient en Bretagne. Sa quête d’authenticité, bien que louable, l’a parfois poussé à des jugements hâtifs, comme lorsqu’il a attribué des falsifications à un collaborateur de Penguern, Kerambrun, sans preuves solides. Cette intransigeance a nui à sa propre reconnaissance, car son insistance sur la rigueur scientifique a éclipsé la dimension poétique et fédératrice du Barzaz Breiz, qui a inspiré le renouveau littéraire breton. Luzel, en se posant en adversaire de La Villemarqué, s’est aliéné une partie des milieux bretons, notamment les nationalistes bretons.
Malgré cette controverse, l’héritage de Luzel reste considérable. Sa méthode rigoureuse a posé les bases d’une ethnographie moderne, et ses collectes ont sauvé des trésors de la tradition orale bretonne. Sa réconciliation apparente avec La Villemarqué, lorsqu’il reçoit la Légion d’honneur de ses mains en 1890, montre une capacité à dépasser les querelles personnelles. Luzel était un homme du peuple, sensible et drôle, qui préférait les voix des mendiants et des paysans aux salons parisiens. Luzel demeure un héros de la culture bretonne, dont l’œuvre continue d’éclairer l’âme d’un peuple.
Olier Kerdrel
Œuvres publiées de son vivant (liens AMAZON si disponibles)
- Bepred Breizad (1865)
Recueil de poèmes en français et en breton, inspiré par la tradition poétique bretonne et l’influence d’Auguste Brizeux. Ces poèmes reflètent son patriotisme breton et son attachement au Trégor.
- Chants et chansons populaires de la Basse-Bretagne : Gwerziou Breiz-Izel (1868-1874, 2 volumes)
Premier volume (1868) : Collection de complaintes (gwerzioù) recueillies en Basse-Bretagne, notamment dans le Trégor et le Léon. Ces chants historiques et tragiques sont transcrits avec une grande fidélité à la tradition orale.
Second volume (1874) : Complète le premier avec des gwerzioù supplémentaires, bien que Luzel ait omis certaines complaintes (comme celle de Skolan) pour des raisons liées à sa querelle avec La Villemarqué.
- Contes populaires de Basse-Bretagne (1887, 3 volumes)
Recueil de contes merveilleux, légendes et récits oraux collectés auprès des conteurs et conteuses de Basse-Bretagne, comme Marguerite Philippe. Ces contes, transcrits en français, capturent la richesse des traditions bretonnes, avec des thèmes allant du surnaturel au religieux.
- Soniou Breiz-Izel (1890)
Recueil de chansons populaires bretonnes, incluant des chansons d’amour, des ballades et des airs festifs. Ce travail complète les Gwerziou en se concentrant sur des formes plus légères de la tradition orale.
Collection de récits oraux à caractère religieux, mettant en avant les croyances populaires bretonnes liées au christianisme, comme les vies de saints ou les miracles locaux.
Œuvres publiées posthumément
- Contes bretons (1911, édité par Anatole Le Braz)
Compilation de contes inédits collectés par Luzel, publiés par son disciple Anatole Le Braz. Ce recueil prolonge les Contes populaires de Basse-Bretagne avec des récits supplémentaires tirés de ses carnets.
- Veillées bretonnes (1979, édité par Pêr-Jakez Hélias et Donatien Laurent)
Recueil de contes et récits oraux issus des manuscrits de Luzel, mettant en lumière son travail de collecte dans les veillées trégorroises. Ce livre inclut des transcriptions en breton et des traductions en français.
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