La canonisation de Jeanne d’Arc en 1920, célébrée comme un triomphe spirituel par l’Église catholique, est en réalité une opération politique savamment orchestrée. Cette entreprise, portée par une alliance improbable entre le clergé catholique français, l’extrême-droite monarchiste et le régime républicain, a créé un mythe artificiel rapidement abandonné. Son but ? Unifier les masses françaises autour d’un nationalisme exacerbé, dirigé contre l’Allemagne dans le contexte tendu de l’avant et de l’après-Première Guerre mondiale.
Le contexte : une France fracturée et une Allemagne menaçante
La canonisation de Jeanne d’Arc intervient dans un moment clé de l’histoire française. En 1920, la France sort victorieuse mais exsangue de la Première Guerre mondiale. Les pertes humaines (1,4 million de morts) et les destructions matérielles laissent une société divisée, marquée par des tensions sociales, politiques et religieuses. La Troisième République, en quête de cohésion nationale, doit également composer avec une Allemagne humiliée par le traité de Versailles (1919), mais toujours perçue comme une menace. Dans ce climat, Jeanne d’Arc devient un symbole fédérateur capable de transcender les clivages entre la droite catholique et la gauche républicaine.

L’historien Jean Garrigues, dans Le Monde de la Belle Époque (2018), souligne que la canonisation de 1920 scelle une réconciliation stratégique entre l’Église catholique et la République. Après des décennies de conflits, marquées par la Commune de Paris (1871), l’affaire Dreyfus (1894-1906) et la loi de séparation de l’Église et de l’État (1905), les deux forces trouvent en Jeanne un terrain d’entente. Pour l’Église, elle est une sainte martyre ; pour la République, une héroïne nationale, sans dimension religieuse. Cette convergence n’est pas spontanée : elle répond à un projet politique visant à mobiliser les masses hexagonales autour d’un récit national unificateur en vue d’une mobilisation guerrière.
Les acteurs : une alliance opportuniste
Trois forces principales orchestrent cette canonisation : le clergé catholique, l’extrême-droite monarchiste et le régime républicain. Chacune y trouve son intérêt, mais toutes convergent vers un objectif commun : renforcer l’identité française face à l’Allemagne.
1. Le clergé catholique : récupérer Jeanne pour contrer la laïcité
Dès la seconde moitié du XIXe siècle, l’Église catholique française voit en Jeanne d’Arc une arme contre la laïcisation croissante de la société. En 1869, Mgr Félix Dupanloup, évêque d’Orléans, fidèle du régime autoritaire de Napoléon III, lance officiellement le processus de canonisation. Ce choix n’est pas anodin : Jeanne, morte brûlée vive en 1431 après un procès mené par l’Église, incarne une figure de martyre susceptible de rallier les fidèles.
Contrairement à une légende issue du chauvinisme hexagonal, Jeanne d’Arc a été jugée au terme d’un procès régulier. Selon l’historienne Colette Beaune (Jeanne d’Arc : vérités et légendes, 2004), le procès respecte scrupuleusement les procédures inquisitoriales définies par le droit canon au Moyen Âge. L’Inquisition, instituée pour traquer l’hérésie, repose sur des interrogatoires rigoureux, la recherche de contradictions et l’application de sanctions, y compris la peine de mort pour les relaps (ceux qui retombent dans l’erreur après avoir abjuré).
Jeanne est accusée de plusieurs chefs :
- Visions non validées : Elle affirme recevoir des messages de Dieu par l’intermédiaire de saints, mais l’Église, seule autorité légitime pour authentifier de telles révélations, les juge suspectes.
- Port de vêtements masculins : Considéré comme une violation des normes bibliques (Deutéronome 22:5), ce choix est perçu comme un défi à l’ordre social et religieux.
- Désobéissance : Jeanne refuse de se soumettre pleinement à l’autorité de l’Église, affirmant que ses visions priment sur les injonctions des clercs.
Ces accusations, détaillées par Gerd Krumeich dans Jeanne d’Arc en vérité (2012), s’inscrivent dans le cadre juridique de l’époque. Le tribunal, composé de théologiens et de juristes, suit les protocoles établis par des textes ou les décrétales papales. Après des semaines d’interrogatoires, Jeanne signe une abjuration le 24 mai 1431, promettant de renoncer à ses visions et à ses habits masculins. Cependant, quelques jours plus tard, elle revient sur son reniement, reprenant ses vêtements d’homme. Par ce retour en arrière, qualifiée de relapse, elle scelle sciemment son sort : le 30 mai 1431, elle est brûlée vive sur la place du Vieux-Marché à Rouen.
2. L’extrême-droite monarchiste : un symbole contre la République
L’historienne Colette Beaune, dans Jeanne d’Arc : vérités et légendes (2004), note que l’Église cherche à reprendre la main sur une figure déjà popularisée par des historiens républicains comme Jules Michelet. En la sanctifiant, elle espère contrer l’influence des récits laïcs qui présentent Jeanne comme une héroïne du peuple plutôt que comme une envoyée divine.
L’extrême-droite monarchiste, incarnée par des groupes comme l’Action française de Charles Maurras, joue un rôle clé dans l’exaltation de Jeanne. Pour ces nostalgiques de l’Ancien Régime, elle représente une France éternelle, catholique et royaliste, opposée à la République qu’ils abhorrent. Dès les années 1890, l’Action française organise des pèlerinages à Domrémy, lieu de naissance de Jeanne, et des manifestations à Orléans. Gerd Krumeich, dans Jeanne d’Arc en vérité (2012), montre que les monarchistes utilisent Jeanne pour promouvoir un nationalisme où l’Allemand remplace l’Anglais comme ennemi héréditaire. Cette rhétorique trouve un écho particulier après la guerre de 1870 et s’amplifie après 1918.
3. Le régime républicain : une héroïne pour unifier la nation
Paradoxalement, la République, pourtant anticléricale, s’approprie également Jeanne. Depuis Jules Michelet, qui en fait une figure du peuple dans son Histoire de France (1841), Jeanne est intégrée au panthéon républicain. Après la victoire de 1918, le gouvernement voit en elle un symbole capable de rassembler les Français, des socialistes aux conservateurs. En 1920, la fête nationale de Jeanne d’Arc (deuxième dimanche de mai) est instituée, un geste qui scelle l’alliance avec l’Église. Selon l’historienne Catherine Brice, dans Histoire de l’Italie (1999), ce type de mythification est courant dans les nations post-guerre, où les figures historiques sont mobilisées pour renforcer l’unité nationale.
Un mythe artificiel : la construction d’une Jeanne nationale
La Jeanne d’Arc canonisée en 1920 n’est pas la figure historique du XVe siècle, mais un mythe soigneusement construit. Historiquement, Jeanne est une paysanne lorraine, animée par des visions religieuses, qui joue un rôle dans la levée du siège d’Orléans (1429) et le couronnement de Charles VII. Cependant, comme le souligne Colette Beaune, son rôle stratégique a été exagéré par les chroniqueurs de l’époque, et son procès révèle une figure plus complexe, loin de l’icône univoque des XIXe et XXe siècles. Elle est en outre largement oubliée avant d’être exhumée dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
Le mythe de Jeanne repose sur plusieurs distorsions :
Une héroïne anti-anglaise, puis anti-allemande : à l’origine, Jeanne combat les Anglais dans le contexte de la guerre de Cent Ans. Au XIXe siècle, l’hostilité envers l’Angleterre s’estompe progressivement, et l’Allemagne devient l’ennemi principal, notamment après la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871. Les récits nationalistes transforment Jeanne en une figure anti-germanique, un thème amplifié après 1918.
Malgré son attachement à la monarchie, Jeanne est présentée comme une héroïne du peuple, une incarnation de la nation française. Cette réécriture efface son contexte médiéval pour la projeter dans une France moderne, nationale, qui n’émerge qu’à la Révolution, 350 ans plus tard.
En gommant ses ambiguïtés (son fanatisme religieux, ses échecs militaires après 1429), le mythe fait de Jeanne un symbole consensuel, capable de rallier catholiques et laïcs.
Une opération contre l’Allemagne
La canonisation de Jeanne d’Arc s’inscrit dans un climat de revanche contre l’Allemagne. Après le traité de Versailles, la France cherche à maintenir sa suprématie militaire et morale. Jeanne, présentée comme une guerrière divine ayant sauvé la France, devient un outil de propagande gouvernementale pour galvaniser les esprits. Des affiches, des statues et des célébrations dans tout le pays exaltent son image et un culte artificiel est imposé, très rapidement abandonné dans une société en mutation. Comme le note l’historien Michel Lagrée dans Religion et modernité en Bretagne (1990), la Bretagne, pourtant profondément catholique, est intégrée de force dans ce récit hexagonal, au détriment de son identité propre. De 1429 à 1431, période où Jeanne d’Arc est active, la Bretagne, indépendante, observe une neutralité diplomatique et ne participe pas à la guerre qui oppose le royaume d’Angleterre au royaume de France. Cette réalité rend d’autant plus absurde la promotion d’un mythe inventé dans les églises de Bretagne.
La statue de « Jeanne d’Arc » installée en 1919 sur le monument aux morts de Langoat qui célèbre l’impérialisme français
Ce nationalisme anti-allemand n’est pas sans conséquences. En exaltant une France belliqueuse, le mythe de Jeanne marginalise les peuples sous occupation française, y compris les Bretons, dont la langue et les traditions sont réprimées sous la Troisième République.
Les historiens critiques : déconstruire le mythe
Plusieurs historiens ont mis en lumière les manipulations entourant la canonisation de Jeanne d’Arc. Colette Beaune (Jeanne d’Arc : vérités et légendes, 2004) montre comment Jeanne a été transformée en mythe national au XIXe siècle, en gommant les aspérités de son histoire. Elle insiste sur la réécriture de son rôle pour en faire une figure anti-allemande.
Gerd Krumeich (Jeanne d’Arc en vérité, 2012) analyse l’appropriation de Jeanne par l’extrême-droite et son utilisation dans un nationalisme, notamment contre l’Allemagne.
Jean Garrigues (Le Monde de la Belle Époque, 2018) contextualise la canonisation comme une alliance stratégique entre l’Église et la République pour surmonter les divisions internes d’une société française en crise.
Michel Lagrée (Religion et modernité en Bretagne, 1990) explore comment la Bretagne, malgré sa ferveur catholique, a été soumise à une vision centralisée du catholicisme français, incarnée par des figures comme Jeanne.
Une leçon pour la Bretagne
Pour les nationalistes bretons, la canonisation de Jeanne d’Arc est un exemple criant de la manière dont l’État français manipule l’histoire pour servir ses intérêts. En Bretagne, où l’identité culturelle des Bretons a été systématiquement marginalisée, ce mythe a contribué à imposer une vision homogène de l’Hexagone, au mépris de l’histoire nationale de la Bretagne.
Paradoxalement, la figure de Jeanne d’Arc est aujourd’hui largement oubliée par l’État français qui avait pourtant créé son mythe ex nihilo. On ne compte guère de célébrations en son honneur dans l’Hexagone, à l’exception d’Orléans pour des raisons touristiques. Produit d’un bricolage politique français à l’époque des impérialismes, le mythe de Jeanne d’Arc n’a pas survécu au XXe siècle. Cela rend la présence désuète de statues ou de places en son honneur d’autant plus odieuse en Bretagne, un pays victime de l’impérialisme français que cette imposture a servi à alimenter.
Olier Kerdrel
Sources :
- Beaune, Colette. Jeanne d’Arc : vérités et légendes. Paris : Perrin, 2004.
- Krumeich, Gerd. Jeanne d’Arc en vérité. Paris : Tallandier, 2012.
- Garrigues, Jean. Le Monde de la Belle Époque. Paris : Perrin, 2018.
- Lagrée, Michel. Religion et modernité en Bretagne. Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 1990.
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