Le film Excalibur (1981), réalisé par John Boorman, est une œuvre cinématographique ambitieuse qui s’attaque au mythe arthurien, un récit profondément ancré dans l’héritage des peuples brittoniques, dont les Bretons d’Armorique sont les héritiers directs. Dans la critique qui suit, nous adoptons une perspective résolument bretonne pour analyser le traitement du mythe par Boorman, ses origines historiques et mythologiques, ce qu’il conserve ou transforme, son style, ses forces et faiblesses, et surtout son potentiel à inspirer les Bretons, souvent éloignés de leur passé brittonique et de leur spiritualité ancestrale.
Le mythe arthurien et ses origines brittoniques
Le mythe arthurien est l’un des piliers de la culture européenne, mais ses racines plongent dans les traditions des peuples brittoniques, les Celtes insulaires qui peuplaient l’île de Bretagne (actuelle Grande-Bretagne) avant les invasions anglo-saxonnes des Ve-VIe siècles. Pour les Bretons d’Armorique, descendants des Britons ayant migré face à ces invasions, ce mythe est un lien vivant avec leur passé insulaire. Arthur, figure centrale, pourrait être inspiré d’un chef de guerre brittonique ayant résisté aux Saxons, comme l’évoquent des textes anciens tels que l’Historia Brittonum attribuée à Nennius (IXe siècle) ou les Annales Cambriae. Ces sources mentionnent un « dux bellorum » ayant remporté des victoires, notamment à Badon (vers 500), sans jamais confirmer son identité historique.
Le mythe s’est construit sur des motifs celtiques préchrétiens. Excalibur, l’épée magique, rappelle les armes sacrées des récits celtiques, comme celles des Tuatha Dé Danann en Irlande ou les offrandes votives retrouvées dans des lacs brittoniques, comme à Llyn Cerrig Bach. Merlin, souvent présenté comme un druide ou un barde, incarne la sagesse sacrée des Celtes, un intermédiaire entre le monde humain et l’Autre-Monde. Avalon, île mystique, évoque les lieux sacrés celtiques, comme l’île d’Anglesey, centre druidique selon Tacite. Ces éléments, présents dans les Mabinogion gallois, recueil de récits médiévaux, témoignent d’une cosmologie brittonique où la nature, les esprits et les héros formaient un tout.
Cependant, dès le XIIe siècle, le mythe est transformé par des influences extérieures. Geoffroy de Monmouth, dans son Historia Regum Britanniae, fait d’Arthur un roi universel, tandis que Chrétien de Troyes introduit le Graal et la chevalerie courtoise, éloignant le récit de ses racines païennes. Pour les Bretons, cette évolution est ambivalente : elle glorifie leur héritage tout en le diluant dans un cadre chrétien et continental. Comme le souligne l’historien breton Léon Fleuriot, « le mythe arthurien est un palimpseste où les traces brittoniques sont recouvertes mais jamais effacées ». Comprendre cette origine est crucial pour évaluer comment Excalibur dialogue avec cet héritage.
Ce que Excalibur conserve du mythe brittonique
John Boorman, dans Excalibur, s’inspire principalement du Morte d’Arthur de Thomas Malory (XVe siècle), mais il intègre des éléments brittoniques qui résonnent avec l’héritage breton. Le film parvient à préserver plusieurs aspects fondamentaux du mythe originel, tout en les réinterprétant.
Merlin (Nicol Williamson)
Merlin, magistralement interprété par Nicol Williamson, est la figure la plus brittonique du film. Loin du sorcier folklorique des adaptations modernes, il est un guide spirituel, un druide moderne dont les pouvoirs découlent de la terre et du « souffle du Dragon ». Cette métaphore du Dragon, omniprésente, évoque les récits celtiques où les forces cosmiques sont incarnées par des créatures mythiques, comme le dragon rouge du Mabinogion, symbole de la résistance brittonique. Boorman donne à Merlin une ironie et une mélancolie qui rappellent les bardes celtiques, dépositaires d’une sagesse menacée par un monde en mutation. Comme le note le spécialiste du cinéma arthurien Kevin J. Harty, « le Merlin de Boorman est un pont entre le paganisme celtique et le christianisme naissant, une figure tragique qui voit son époque s’éteindre ».
L’épée Excalibur, remise à Arthur par la Dame du Lac, est un symbole puissant de la royauté sacrée, un motif courant dans les mythologies celtiques. Les Brittons vénéraient les lacs et les rivières comme des seuils vers l’Autre-Monde, où des offrandes – épées, bijoux – étaient déposées. L’archéologue Miranda Aldhouse-Green, dans Celtic Myths, souligne que « l’eau était un espace liminal dans la religion celtique, un lieu de connexion avec les divinités ». Boorman capture cette idée en faisant d’Excalibur un objet vivant, presque divin, qui unit Arthur à la terre. La scène où l’épée est plantée dans la pierre évoque aussi les rituels d’investiture des chefs celtiques, où l’autorité était validée par des actes symboliques.
Le film présente Avalon comme une île brumeuse, un refuge mystique où Arthur est conduit après sa mort. Cette vision est fidèle à la conception celtique de l’Autre-Monde, un lieu de régénération décrit dans les Mabinogion ou les récits irlandais comme le Voyage de Bran. Boorman, en enveloppant Avalon de brouillard et de musique éthérée, crée une atmosphère qui transcende le réalisme, plongeant le spectateur dans une temporalité mythique. Pour un public breton, cette image peut rappeler des lieux comme Brocéliande, souvent associée à des légendes arthuriennes en Armorique.
Cependant, Excalibur ne s’attarde pas sur la dimension historique des Brittons, comme leur résistance aux Saxons, un thème central dans les textes anciens. Le film privilégie une quête intérieure, centrée sur l’unité du royaume et la chute d’Arthur, plutôt que sur les luttes tribales. Cette omission peut frustrer un public breton attaché à l’idée d’Arthur comme symbole de résilience face à l’envahisseur.
Ce que le film ajoute ou transforme
Boorman ne se contente pas de retranscrire le mythe ; il le réinvente, intégrant des influences chrétiennes, wagnériennes et psychanalytiques qui, si elles enrichissent l’œuvre, l’éloignent parfois de ses racines brittoniques.
Le mythe arthurien, dès le Moyen Âge, est marqué par le christianisme, notamment avec l’introduction du Graal comme symbole eucharistique. Boorman pousse cette dimension à son paroxysme. Dans Excalibur, le Graal devient une quête mystique, presque christique, où Arthur, blessé, retrouve la vie en buvant à la coupe. Cette vision s’éloigne du Graal celtique, souvent un chaudron d’abondance, comme celui de Bran dans les Mabinogion. La scène finale, où Arthur est emporté vers Avalon sur une barque, évoque une résurrection chrétienne plus qu’une transition vers l’Autre-Monde celtique. Comme le critique John Aberth le souligne, « Boorman christianise Arthur au point d’en faire une figure sacrificielle, ce qui peut trahir la pluralité spirituelle du mythe originel ».
L’utilisation de la musique de Richard Wagner (Parsifal, L’Anneau du Nibelung) et de Carl Orff (Carmina Burana) donne au film une tonalité opératique. Les paysages grandioses, les armures scintillantes et les batailles épiques rappellent les sagas nordiques plus que les récits celtiques, souvent plus sobres. Cette approche, si elle amplifie l’impact émotionnel, peut sembler étrangère à la simplicité des traditions orales brittoniques. Pour un public breton, habitué à la retenue des chants bardiques ou des gwerzioù, cette exubérance peut désorienter.
Boorman introduit des thèmes freudiens absents des sources brittoniques. La relation entre Arthur et Morgane, marquée par un inceste involontaire, et la rivalité entre Arthur et Lancelot pour Guenièvre explorent des conflits psychologiques modernes. Ces ajouts, bien que dramatiques, rompent avec la vision celtique des relations, où les figures féminines comme Morgane (souvent une fée ou une déesse dans les textes anciens) avaient une agency différente. La critique Elizabeth Scala note que « Boorman réduit Morgane à une sorcière manipulatrice, un cliché qui ignore sa complexité mythologique ».
La trame et le style
La trame d’Excalibur suit une structure épique en trois actes : la naissance d’Arthur, son règne et sa chute. Le récit couvre des décennies, de la conception d’Arthur à sa mort, en 140 minutes, ce qui donne une impression de légende intemporelle mais peut dérouter par sa densité.
Boorman adopte une esthétique onirique, avec des paysages irlandais brumeux, des forêts luxuriantes et des châteaux austères. La photographie d’Alex Thomson utilise des filtres verts pour évoquer la nature celtique, tandis que les armures, conçues par Bob Ringwood, brillent comme des artefacts magiques. Cette stylisation, bien que non réaliste, capture l’essence d’un monde mythique. Comme l’écrit Roger Ebert dans sa critique de 1981, « Excalibur est moins un film historique qu’une vision, une plongée dans l’inconscient collectif ».
La bande-son, dominée par Wagner et Orff, amplifie la grandeur des scènes mais peut écraser les moments intimistes. Une approche plus proche des musiques celtiques – harpe, cornemuse – aurait pu ancrer le film dans son contexte brittonique. Cela dit, l’utilisation de Carmina Burana dans les scènes de bataille crée une énergie viscérale qui compense ce choix.
Les performances sont un point fort. Nigel Terry incarne un Arthur vulnérable mais majestueux, tandis que Nicol Williamson donne à Merlin une profondeur tragique. Helen Mirren, en Morgane, apporte une intensité menaçante, bien que son rôle soit limité par le scénario. Les seconds rôles, comme Lancelot (Nicholas Clay) ou Guenièvre (Cherie Lunghi), sont moins développés, ce qui affaiblit certaines intrigues secondaires.
Points forts
Bien que Excalibur ne soit pas un documentaire, il capture l’atmosphère d’une Bretagne post-romaine, avec ses fortifications rudimentaires et ses paysages sauvages. Les costumes, bien que stylisés, évitent les anachronismes flagrants des films médiévaux hollywoodiens. Boorman s’inspire de l’archéologie, comme les casques coniques des Brittons, pour donner une texture crédible. L’historien du cinéma médiéval John Aberth loue cette approche : « Excalibur n’est pas fidèle aux faits, mais il est fidèle à l’esprit d’une époque en transition ».
Le film équilibre paganisme et christianisme, offrant une vision du mythe comme un dialogue entre deux mondes. La relation entre Arthur et la terre, mediée par Excalibur, reflète la conception celtique du roi comme garant de la fertilité. Merlin, en déclarant que « le roi et la terre ne font qu’un », cite presque littéralement des croyances celtiques décrites par l’anthropologue J.G. Frazer dans Le Rameau d’or.
Excalibur est une œuvre d’art totale, mêlant image, musique et narration dans une expérience immersive. Sa capacité à transcender le réalisme pour plonger dans le symbolisme en fait un film unique. La scène où Arthur, mourant, confie Excalibur à la Dame du Lac est un moment de pure poésie visuelle, qui évoque les rituels celtiques d’offrande.
Faiblesses
La compression des événements rend certains passages confus. Les motivations de Morgane, par exemple, passent de la vengeance à la soif de pouvoir sans explication claire. De même, la quête du Graal, centrale dans le troisième acte, manque de développement, laissant le spectateur perplexe.
Pour un public breton, le film peut sembler trop universel. Boorman ignore les spécificités des Britons, comme leur organisation tribale ou leurs alliances complexes avec les Romains et les Pictes. Un focus sur la résistance aux Saxons, thème cher aux Bretons, aurait renforcé l’ancrage historique.
Morgane et Guenièvre sont réduites à des archétypes – la sorcière maléfique, l’épouse infidèle – qui contrastent avec la richesse des figures féminines celtiques. Dans les Mabinogion, des personnages comme Rhiannon ou Branwen incarnent la souveraineté et la sagesse, des qualités absentes ici. Cette simplification reflète une vision patriarcale que Boorman ne remet pas en question.
Inspiration pour les Bretons
Pour les Bretons d’aujourd’hui, souvent déconnectés de leur histoire brittonique par des siècles d’assimilation culturelle française, Excalibur peut être une porte d’entrée vers leur passé millénaire. Le film, malgré ses écarts, rappelle que les Bretons étaient les gardiens d’une culture riche, celle des Britons de l’île de Bretagne, marquée par une spiritualité celtique, des récits épiques et une résilience face à l’adversité.
La figure de Merlin, liée à la terre et au cosmos, peut inciter les Bretons à explorer leur tradition préchrétienne. Les druides, comme le décrit César dans La Guerre des Gaules, étaient des philosophes, des juges et des gardiens de la mémoire collective. Leur vision animiste, où chaque arbre, chaque source était sacrée, est incarnée dans les scènes où Merlin invoque le « souffle du Dragon ». Cette spiritualité, comme le souligne Jean Markale dans L’Épopée celtique en Bretagne, offre une alternative aux paradigmes modernes, valorisant l’harmonie avec la nature face aux crises écologiques. Pour un Breton contemporain, découvrir ces croyances peut être une source de fierté et d’inspiration.
Excalibur montre un Arthur uni à sa terre, un motif qui résonne avec l’histoire bretonne. En Armorique, les récits arthuriens ont trouvé un écho dans des lieux comme Brocéliande, souvent identifiée comme un vestige d’Avalon. Le film peut encourager les Bretons à revendiquer cet héritage, non comme une nostalgie stérile, mais comme une affirmation de leur singularité culturelle.
Le film, bien que romancé, peut pousser à lire des sources primaires comme les Mabinogion, l’Historia Brittonum ou les textes de Gildas, qui décrivent une Bretagne en lutte pour sa survie. Ces lectures permettent de comprendre la réalité des Brittons au Haut Moyen Âge, une période où ils forgeaient leur identité face aux Saxons, aux Pictes et aux Scots. Pour un public breton, souvent plus familier avec l’histoire gallo-romaine ou médiévale de l’Armorique, cette plongée dans le Ve siècle peut être une révélation.
Excalibur pose des questions universelles – l’unité, la trahison, la quête de sens – qui peuvent parler aux Bretons face aux défis modernes, comme la préservation de la langue ou la défense de l’environnement. La scène où Arthur, mourant, restaure l’espoir en confiant Excalibur à la Dame du Lac peut être lue comme un appel à transmettre un héritage, une idée puissante pour une communauté attachée à sa culture.
Excalibur de John Boorman est une œuvre complexe, à la fois fidèle et infidèle au mythe arthurien. Pour les Bretons, il est une célébration imparfaite de leur héritage brittonique, capturant l’esprit d’une époque révolue tout en s’éloignant de ses réalités historiques. Ses forces – une esthétique envoûtante, un respect partiel des racines celtiques, une ambition artistique – en font un film marquant. Ses faiblesses – une narration confuse, une christianisation excessive, une distance culturelle – n’enlèvent rien à son pouvoir évocateur. Comme le dit Kevin J. Harty, « Excalibur est un miroir déformant mais captivant du passé celtique ». Pour un public breton, il peut être un catalyseur pour redécouvrir une identité millénaire, celle d’un peuple dont les récits vibrent encore dans les brumes d’Avalon.
Riwanon Tudual
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