Dans les méandres de l’histoire européenne, où les petites nations ont souvent été écrasées sous le poids des empires, des figures comme Vydūnas émergent comme des phares de résistance culturelle. Né en 1868 sous le nom de Wilhelm Storost, ce philosophe et poète prussien-lituanien, connu sous le pseudonyme de Vydūnas, incarne le combat pour la préservation de l’identité ethno-nationale lituanienne. Leader du mouvement national lituanien en Petite Lituanie (Prūsai Mažoji), il a dédié sa vie à la renaissance culturelle, philosophique et spirituelle de son peuple. Son parcours, jalonné de victoires symboliques comme la fondation de chorales et la publication d’œuvres fondatrices, résonne particulièrement avec les luttes bretonnes pour la défense de l’identité celte. De même, l’histoire de la Lettonie, redevenue indépendante en 1991 après des siècles d’occupations, illustre comment la préservation culturelle peut catalyser une renaissance nationale.
De l’enfance prussienne au nationalisme lituanien
Vydūnas naît le 22 mars 1868 dans le village de Jonaičiai, près de Šilutė, en Prusse-Orientale, au sein d’une famille lituanophone établie depuis des générations. La Petite Lituanie, enclave lituanienne sous administration allemande, est alors un creuset de tensions identitaires : la langue et les traditions lituaniennes y sont menacées par la germanisation luthérienne. Fils d’un tailleur, il grandit dans un environnement bilingue, où le lituanien est la langue du foyer et l’allemand celle de l’école. Dès l’enfance, il est marqué par les contes folkloriques et les chants traditionnels, semences d’un futur engagement culturel.
Sa formation est celle d’un enseignant : de 1883 à 1885, il fréquente l’école préparatoire de Pillkallen (Pilkalnis), puis le séminaire de Ragnit (Ragainė) jusqu’en 1888. Nommé professeur à Kintai de 1888 à 1892, il enseigne dans une école rurale, où il observe de près la précarité des paysans lituaniens. En 1892, il s’installe à Tilžė (Tilsit), bastion lituanien en Prusse, pour enseigner dans une école pour garçons. Polyglotte – allemand, français, anglais, lituanien et même sports –, il y devient un éducateur engagé, utilisant ses cours pour insuffler un sentiment national. Mais c’est en 1895 qu’il marque un tournant : il fonde la chorale « Vakaru Lietuva » (Lituanie de l’Ouest), qu’il dirigera pendant quarante ans, organisant des festivals de chants et des pièces de théâtre en lituanien pour contrer l’assimilation.
À quarante ans, en 1907, il adopte le pseudonyme « Vydūnas », dérivé de « vydus » (bienveillance), opposé à « pavydus » (envie), reflétant son ambition de propager le bien universel. Lassé de l’enseignement, il abandonne son poste en 1912 pour des études philosophiques aux universités de Greifswald, Halle, Leipzig et Berlin. Influencé par la théosophie de Blavatsky et l’anthroposophie de Steiner, il développe une philosophie pantheïste, où l’humain s’harmonise avec la nature et l’esprit balte ancien. De 1918 à 1919, il enseigne le lituanien au Séminaire des langues orientales de Berlin, renforçant les liens avec la Grande Lituanie indépendante.
De retour à Tilžė, Vydūnas se consacre pleinement à la renaissance culturelle. Il compose des chants, des drames et des essais, tout en militant pour les droits lituaniens. En 1933, il intègre l’école de musique de Klaipėda (Memel), mais les autorités allemandes l’emprisonnent brièvement en 1938 pour un livre d’histoire critiquant la germanisation de la Lituanie. Expulsé en 1947 par les Soviétiques, il finit ses jours dans un camp de réfugiés à Detmold, en Allemagne de l’Ouest, où il meurt le 20 février 1953. Ses restes sont rapatriés à Bitėnai en 1991, symbole de la résurrection lituanienne après 50 ans d’oppression marxiste.
Le combat de Vydūnas : Philosophie et résistance culturelle
Vydūnas
Le combat de Vydūnas est avant tout culturel et spirituel, ancré dans une vision ethno-nationale. Face à la germanisation prussienne, qui relègue le lituanien au rang de patois paysan, il prône une « lituanie intérieure » : une renaissance par l’éducation, l’art et la philosophie. Sa philosophie, exposée dans des œuvres comme Sept siècles de relations germano-lituaniennes (1932), dénonce la colonisation allemande comme un ethnocide des anciens Prussiens, appelant à une réconciliation plutôt qu’à une vengeance. Végétarien éthique, il écrit des essais sur la compassion cosmique, influencés par le védanta indien, voyant dans la nature balte un lien sacré avec les ancêtres polythéistes.
Engagé dans le mouvement romantique lituanien, Vydūnas ressuscite Romuva, la religion polythéiste lituanienne, non comme un culte dogmatique mais comme un mouvement pantheïste. Il n’appelle pas à un retour forcé au polythéisme, mais à une spiritualité intuitive, libérée du christianisme imposé par lors des Croisades du Nord à partir du 12e siècle. À Tilžė, il édite des journaux comme Šaltinis (La Source), où il aborde l’existence humaine, l’humanisme et la beauté. Ses drames, comme Pietūs (Le Midi), explorent les thèmes de la liberté et de l’identité, joués lors de festivals qui rassemblent des milliers de Lituaniens.
Son influence morale en Lituanie est comparée à celle de Gandhi ou Tagore : un leader non violent, dont l’autorité découle de l’exemple plutôt que du pouvoir. Nommé pour le Nobel de littérature par l’Association des écrivains lituaniens, il incarne un combat national transcendant les clivages politiques. Durant l’entre-deux-guerres, il soutient l’indépendance lituanienne, plaidant pour une Europe des peuples. Son expulsion de sa terre natale par le système marxiste en 1947, avec les derniers Lituaniens de Prusse-Orientale, marque la fin tragique de la Petite Lituanie, mais son legs perdure dans la diaspora.
Triomphes symboliques et legs durable
Malgré les revers, Vydūnas remporte des victoires décisives. La chorale de Tilžė, fondée en 1895, devient un pilier de la résistance : pendant quarante ans, elle organise des concerts et festivals, préservant des centaines de chants folkloriques menacés d’oubli. Ces événements, comme les fêtes de la moisson lituanienne, forgent une conscience collective, transformant des villages germanisés en bastions culturels. En 1928, l’Université de Lituanie lui décerne un doctorat honoris causa, reconnaissance de son rôle philosophique.
Son œuvre littéraire, incluant poèmes, essais et drames, pose les bases de la philosophie lituanienne moderne. Sept siècles de relations germano-lituaniennes (1932) est une victoire intellectuelle : bien que interdit par les autorités allemandes, il sensibilise à l’histoire balte, influençant les générations postérieures. Sa promotion de Romuva inspire le mouvement néo-polythéiste lituanien des années 1990, et ses idées végétariennes éthiques préfigurent l’écologie contemporaine.
Après sa mort, son legs s’amplifie : en 1997, son portrait orne le billet de 200 litas, symbole national. En 1991, sa réinhumation à Bitėnai coïncide avec l’indépendance lituanienne, marquant une victoire posthume. Aujourd’hui, la Société Vydūnas perpétue son œuvre, avec des conférences et éditions. Vydūnas a sauvé l’âme lituanienne, prouvant que la culture est une arme invincible.
Redevenir indépendante après des siècles d’occupation
La Lettonie, voisine balte de la Lituanie, illustre le triomphe de la préservation culturelle sur l’oppression. Occupée dès le XIIe siècle par les Allemands (croisade livonienne), puis suédois (1629-1721), russes (1721-1918) et soviétiques (1940-1991), elle endure une russification acharnée : interdiction de la langue, déportations massives (15 000 en 1941, 40 000 en 1949). Pourtant, l’éveil national des années 1850, avec les Jeunes Lettons collectant les dainas (chants folkloriques), pose les bases d’une identité résiliente. L’indépendance de 1918, arrachée après la Grande Guerre, est certes brève : le Pacte Molotov-Ribbentrop cède la Lettonie aux Soviétiques en 1940. Libérée par l’Allemagne (1941-1944) Les Soviétiques réoccupent le pays en 1944, imposant collectivisation et procédant à une colonisation russe massive, diluant les Lettons jusqu’à 52 % en 1989.
Sous Gorbatchev, la Révolution chantante (1987-1991) explose : festivals de folklore, comme la Chaîne baltique de 1989 (2 millions de mains unies sur 600 km), transforment les chants en armes pacifiques. Le 4 mai 1990, le Soviet suprême déclare la restauration de l’indépendance, avec transition ; les événements de janvier 1991, où des manifestants bloquent les blindés soviétiques à Riga, scellent la victoire. Le putsch de Moscou en août 1991 accélère le rythme des évènements et l’indépendance est proclamée le 21 août, puis reconnue par l’URSS le 6 septembre.
La culture – langue, folklore – a été le fil rouge : comme chez Vydūnas, elle a uni les générations, rendant possible la renaissance après un demi-siècle de ténèbres. Vydūnas, par son parcours humble et son combat philosophique, a victorieusement préservé l’étincelle lituanienne face à l’assimilation. Ses triomphes – chorales, écrits, influence morale – ont amplement inspiré les nations baltes, jusqu’à la libération finale. Ses combats résonnent en Bretagne, où l’Emsav mène une lutte identique contre l’assimilation française. Malgré des siècles d’occupation et de répression, l’engagement de Vydūnas, et des Baltes, soulignent une vérité : l’identité est vivante, s’exprime par la culture et peut paver la voie à la libération nationale lorsqu’un État occupant s’effondre.
Olier Kerdrel
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